L'enfance et l'image : se souvenir ou inventer ?

Ma première photo

   Mon arrière-grand-mère. Je l’appelais Mémé Bareyre. Elle est morte l’été 68. J’avais onze ans. Nous étions partis en vacances. Les pompes à essence venaient de rouvrir après les grèves de mai. Elle est morte pendant ce temps-là. Elle avait quatre-vingt-six ou quatre-vingt-sept ans. Je ne sais plus exactement.

   Elle était née en Auvergne, dans un village de montagne. La Couarde. Elle s’appelait Marie Boyer. Bareyre, c’est venu plus tard. Par une autre histoire. Une histoire qu’on ne m’a pas racontée. Elle avait une sœur, un peu plus jeune. Je l’appelais Tante Annie. Mais en réalité, elle s’appelait Marie Boyer. Comme sa sœur. Elles étaient nées toutes les deux un 15 août. Le jour de la foire aux bestiaux à Ardes. Leur père descendait à la ville ce jour-là. Il vendait des vaches. Il passait aussi à la mairie pour déclarer la naissance. C’était pratique. Le 15 août, c’est aussi le jour de l’Assomption. Alors elles ont été appelées Marie. Le prénom de la vierge. Et parce qu’il avait bu. C’est ce qu’on disait dans la famille. Il y avait d’autres filles, paraît-il. Elles aussi nées un 15 août. Elles aussi appelées Marie. Mais je ne les ai pas connues. Jamais vues.
Lui, on le surnommait Boyer la vache Je ne sais rien d’autre de lui. Pas de photo. Aucun objet. Je ne sais même pas où est sa tombe. S’il en a encore une.

  Tante Annie avait perdu son mari avant la guerre, la syphilis. Mais on ne disait pas ce mot-là dans la famille. Elle, on l’avait soigné, mais après, elle n’a pas pu avoir d’enfants. Je l’ai appris bien plus tard. Les deux sœurs ont vécu ensemble tout le reste de leur vie. C’était simple, comme une évidence. Je passais mes jeudis après-midi chez elles. Mes parents travaillaient. Mes grands parents travaillaient. À l’époque, on n’avait pas école le jeudi. Le mercredi est venu après. En 72, je crois.

   L’appartement était petit. Mais elles avaient une télévision couleur. La première que j’ai vue. La seule de la famille. La deuxième chaîne était en couleur. La une était restée en noir et blanc. Zorro avec le sergent Garcia. C’était mon moment préféré. Elles nous donnaient à boire du kéfir, à moi et à ma cousine Sissi. Elle avait cinq ans de plus que moi. Sissi était pour moi comme la sœur que je n’avais pas.
Mémé Bareyre faisait des pachades. Des sortes de crêpes épaisses, chiffonnées, un peu sucrées. C’est auvergnat.
J’ai retrouvé la recette. Dans un livre de cuisine : «  Margaridou. Journal et recettes d’une cuisinière au pays d’Auvergne. » Elle les appelle aussi des farinettes. C’est le nom dans le Cantal. Dans le Puy-de-Dôme, on dit pachades.
Entre les deux, c’est comme entre les ashkénazes et les séfarades. Même origine. Pas les mêmes mots. Pas toujours les mêmes façons. J’en ai fait à mes enfants. C’est bon.

   Un jour, avec Sissi, on est allés au fond du couloir. Il y avait une porte vitrée. Haute, étroite. Le verre était martelé. Derrière, des étagères. On n’avait pas le droit d’y toucher. Mais on l’a fait. Au fond, dans un bocal, Un ver. Un ver solitaire. Tante Annie l’avait eu. Elle l’avait gardé. Comme une trace. Une preuve. De quoi, je ne savais pas. Un morceau de maladie. Quelque chose que son corps avait rejeté.
On avait peur. Mais on y retournait. Toujours.

   Je cherche dans ma mémoire des souvenirs d’elles. Des choses précises. Des gestes, des phrases. Qu’est-ce qui reste vraiment, quand on essaie de se souvenir ? Et après moi, qui s’en souviendra ? Elles parlaient parfois de leur enfance. Le village. La neige. Le grand virage avant d’arriver. La Couarde. Le nom me revient toujours avec un peu de retard. Comme un mot dans une langue qu’on a presque oubliée.
Elles disaient : « on restait bloqués tout l’hiver. » Des murs de neige sur les routes. Je me demande si c’est vrai, ou si c’est ce que je veux croire.
À Noël, elles recevaient une orange. Une seule. C’était un cadeau. Une fête. Mon père aussi, pendant la guerre. Il racontait qu’au collège, ils en avaient reçu une, un jour. Les professeurs avaient dit : ne jetez pas les pelures. Mais il n’y en avait ni par terre, ni dans les poubelles. Les enfants les avaient mangées. Tout. La peau. L’amertume. La fête.

   Quand elles sont nées, il n’y avait pas d’avion. Pas de cinéma. Elles étaient nées dans un monde sans images qui bougent, sans vitesse, sans bruit de moteur dans le ciel. Je pense parfois que mes arrière-petits-enfants s'ils parlent de moi, « Ils diront il est né avant les d’ordinateurs. » Mais j’ai eu mes enfants trop tard. Je ne connaîtrai pas mes arrière-petits-enfants. C’est une chose que je sais. Pas une tristesse, une évidence.
L’hiver, la Couarde était coupée par la neige. Des congères. Je connaissais le mot. Le vent poussait la neige sur les routes, ça faisait des murs. Parfois, à Pâques, quand j’étais petit, il en restait encore. Avec Sissi, on faisait de la luge dessus.

Les oranges. Je me demande maintenant comment elles faisaient pour avoir des oranges à Noël alors qu’elles étaient bloquées par la neige. Je ne posais pas la question quand elle me le racontait.
Aujourd’hui, en Auvergne à Pâques il n’y a presque plus de neige. la route est dégagée. Les virages sont les mêmes, mais il n’y a plus de neige. Je regarde le ciel, les arbres, en essayant de retrouver quelque chose. Un détail. Une voix. Une trace.

En 2022, j’ai retrouvé la photo de mémé Bareye, dans les affaires de mon père. C’est ma femme à la mort de mon père qui a tout rangé dans une valise. Moi, je ne pouvais pas.
La photo.
Une pellicule Kodak 24x36. Kodachrome. Mon père voulait un Foca. Trop cher. Il avait acheté un Semflex. Un 6x6. Le Rolleiflex du pauvre, il disait. Il avait mis un adaptateur pour les pellicules 24x36. J’ai encore l’appareil. L’adaptateur, non.
Il faisait des diapositives. Kodachrome surtout. Quelques Ferraniacolor dont les couleurs ont passées. Elles sont dans la valise. Sur le cache en carton de la photo, mon père avait écrit : « Prise par Franck. » Son écriture, penchée. Il notait tout. Les dates. Les prix.
Je fais pareil maintenant. Je pense à lui. Plus encore depuis qu’il est mort. C’est comme ça.
Sur l’image, j’ai vu une main. Potelée. La mienne, je crois. J’étais petit. Très petit.
La photo est en contre-plongée. Pas le choix. Avec le Semflex, on regardait par-dessus. Un écran dépoli sans lumière. Avant les écrans. Mon père n’avait pas noté l’année. Mais je reconnais l’endroit. 30, rue Bénoni Crosnier à Herblay.
La maison de ma grand-mère. J’y ai vécu jusqu’à mes trois ans.
J’y ai vécu avant que mes grand parents l’habitent.
C’est moi qui ai pris cette photo. ? Je ne m’en souviens pas.

Franck Landron


La seule image

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