La seule image

 

Je ne sais plus.
   Une année oubliée, perdue dans les plis humides d’un carnet détruit.
1989 ? 1990 ? Peut-être 91 ? Et alors?
Il me semble qu’il faisait nuit quand nous avons atterri à Cayenne.
Un film à faire. Des panneaux solaires. Du boulot. Un film industriel pour payer les dettes d’un long métrage. « Un amour de trop ». Titre prémonitoire, mais c’est une autre histoire.
Quinzaine des Réalisateurs. Cannes 89. Échec.
Starfix avait écrit : « Un amour de trop, un film de trop. »
Je l’ai gardée en travers de la gorge, cette phrase. Starfix a disparu.
J’ai oublié le nom du journaliste.
Aujourd’hui je me dis qu’il avait raison. Mais pas comme il le pensait. Pas pour ses raisons. Pour les miennes. Qui sont venues après. 250 films corporate. Pas fier, mais payés.
J’ai payé mes dettes.

   Cayenne, la moiteur immédiate.
L’aéroport comme un boyau sans fin. Un hôtel ? Peut-être. Je n’ai rien vu. Tout suait.
Le jardin au petit matin. Pas de pelouse, pas de pissenlits. Une herbe sèche, râpeuse. Verte. Très verte. Moustiques comme des hélicoptères. Papillons velus, venimeux. La poussière de leurs ailes brûle la peau. Un café tiède, bu dans la pénombre de l’ombre verte, les nerfs déjà en embuscade.
Et ce serpent immense. Il glisse, il ondule. Deux mètres, peut-être plus. Les serveurs surgissent. Ils l’attrapent comme un chien. « il n’est pas dangereux », ils disent.
Moi, je n’en crois pas un mot.
Un avion nous attendait. Petit, nerveux, hostile. Direction Camopi. Je dois filmer, c’est mon travail. Le pilote dit non. Il le dit sans parler. Personne ne sait rien de lui. Je promets. Par le hublot. Pas lui. Je filme dehors, c’est tout. L’iris glacé rivé à l’extérieur. Le ciel, la jungle — un océan d’organes verts.
Un ventre vert, une chair vivante.
L’atterrissage ? Un trait rouge au milieu de rien. On pique, on descend. La piste parait tellement étroite. L’avion tellement large. On rase les arbres. On frôle la catastrophe. Et puis on touche le sol, secoué. Très secoué. Derrière nous, l’autre avion, lui, tape un arbre. Rien de grave, qu’ils disent. Un « petit accident ». La carcasse de l’avion ira pourrir au bord de la piste, avec les autres. Tas de ferraille. Bêtes mortes du ciel qui sont venu embrasser la planète.

   Le soir, élection sous la lune de Miss Camopi. Les tribus sont rassemblées. Des jeunes femmes, des gamines de douze, treize ans, déjà le ventre plein. Ici à trente ans on est un vieillard. On tremble. On a vu trop de pluies. La gagnante ? Le gros lot : Une gazinière. Du prestige. C’était tout ce qu’il restait de l’Europe ici : une cuisinière pour la plus belle.
Le chef de la poste était un homme en ruines. Jeune. Sa femme rapatriée, paludisme foudroyant. Lui, seul. Rieur. Fragile. Il distribuait l’argent du RMI, ou plutôt des bons : essence, moteur, riz, poulet. Jamais de liquide aux indiens. Il n’avait pas le droit, mais c’est ce qu’il faisait. Il évite les drames. Il tamponne: bon pour …, bon pour survivre. Mais rien de plus. Avec l’argent, les Indiens achetaient de l’alcool. Ou se le faisaient voler.
    Les orpailleurs brésiliens traversent l’Oyapock. La nuit. Comme des fantômes voleurs. Ils pillent, ils boivent. Les femmes paient.
Le monde est trop fragile.

   Le lendemain, on a chargé les pirogues. Direction : Trois Sauts. Deux jours de fleuve. Ma première nuit en hamac. Une toile épaisse, achetée à Cayenne. Contre les moustiques, contre les spectres. On s’est arrêté. Une plage. Des poteaux pour attacher. Mais dans la nuit, l’un d’eux a cédé. Un piroguier est tombé comme une pierre dans le noir. Eclat de rires. Éclats. Le poteau était bouffé par les termites. On riait de peu. On riait pour ne pas penser à la nuit.
Au matin, Nescafé froid. Eau filtrée. On repart. Il faisait chaud. Trop chaud. L’air était une éponge moite. Le piroguier a mis son K-Way. Je l’ai regardé, incrédule. « Il va pleuvoir », a-t-il dit. Impossible de le croire. Et la pluie est tombée. Pas une pluie, non. Un mur. Une cataracte. Une guerre. On a écopé. Puis le soleil est revenu, comme un maniaque.

   Je filmais les types de Solelec.
Des anciens chercheurs d’or. Ratés. Tannés. Des blocs de muscles. Des descendants marrons du Maroni. Le sang noir battait fort dans leurs veines. Le soir, ça gueulait. Ça riait. Dominos claqués comme des revolvers sur les caisses en bois.
On ne photographie pas les Indiens. Interdit. Comme si l’âme pouvait fuir sur la pellicule. Comme si l’image volait quelque chose qu’on ne rendrait jamais. Mais j’ai un Polaroïd 180. Pellicule 665, négatif-positif. Je leur donne l’image. Je garde le négatif. Je les rince, je les sèche. Mais l’humidité gagne toujours. Les négatifs pourrissent, se collent, s’effacent. Tout est perdu.
On ne photographie pas les Indiens.

   On est arrivés à Trois Sauts.
Des enfants se baignaient. Ils pêchaient des piranhas avec des petits filets qu’ils lançaient. Moi, je me suis dit : jamais! Jamais je ne mettrai un orteil dans cette eau. Et deux jours plus tard, j’étais dedans à agiter mes pieds, à chasser l’invisible.
La chaleur, la fièvre. Je nageais. Je frappais l’eau. Dès que je sentais une chose, je bougeais encore plus.
On échangeait nos boites de petit pois contre des toucans bouillis. Ils étaient durs comme des vieux poulets, avec une tête énorme.
Un soir invité par le chef nous avons mangé des mains de singe boucané !
Quand je dis manger ! Je mange de tout, mais là je n’ai pas pu.
L’impression d’une main d’enfant recroquevillé dans mon bol de riz. Je portais un morceau à ma bouche quand on me regardait, puis dans mes chaussettes des que leurs regards se détournaient. Tous les chiens du village venaient me lécher les pieds. Je ne savais plus quoi faire.

   J’avais peur d’être malade.
Mon premier grand voyage. Je filtrais l’eau, je tremblais à chaque gorgée.
Quand je suis rentré à Cayenne, j’avais maigri. Beaucoup. On m’a dit dix kilos.
Et je n’étais pas large comme aujourd’hui au départ.
Dans le miroir de la chambre, j’ai eu un moment d’hésitation. Quelqu’un d’autre me regardait. Quelqu’un qui avait traversé quelque chose.
La chaleur, l’humidité, les nuits sans sommeil… tout cela avait laissé une trace. J’avais l’impression d’avoir vieilli en silence.

   Une seule image.
Et l’humidité, comme une lèpre, a tout rongé. Les images ont fondu les unes dans les autres, les chairs des visages collées, déformées. Il ne m’en reste qu’une. Une seule.
Mais… reprenons. Reprenons depuis le commencement de cette fièvre.

Franck Landron


Notre-Dame, Paris 1971

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