Notre-Dame, Paris 1971

J’ai treize ans. Bientôt quatorze. Nous sommes en janvier.
    Je viens d’aller chercher mon appareil photo à Enghien-les-Bains, la ville où je suis né mais où je n’ai jamais vécu. Un Canon FT QL, 50 mm, ouverture 1.8. Le boîtier est noir, comme ceux des vrais photographes. Je devais l’avoir pour Noël, mais il n’était pas encore arrivé à la boutique.
    Le magasin est simple. Le vendeur connaît bien son métier. C’est là que mon père a acheté sa caméra Super 8. Ils disposaient de l’appareil en version brillante, mais je voulais le noir. Alors j’ai attendu.C’était un cadeau important. Cher. Il faisait partie de ces choses que l’on n’achète pas à la légère. Ce serait aussi mon cadeau pour mon anniversaire, qui approchait.

    Mes parents ont toujours tout fait pour moi. Ils se sont privés, sans jamais le dire. Ils croyaient en moi. Souvent, ils étaient les seuls. Ils étaient inquiets aussi. Ils essayaient de ne pas me le montrer. Mais je le sentais.
Ils m’avaient mis en pension à Saint-Martin, mais comme externe, l’internat étant trop cher. Ils m’avaient mis là parce que je commençais à dériver, à ne plus rien faire, ou plutôt à faire tout ce qu'il ne fallait pas. Je faisais « la bleu ». C’est comme cela que l’on appelait sécher les cours. Je passais mon temps au café à jouer au flipper et aussi à voler. Un petit délinquant, ou du moins une promesse de délinquant. L'école, elle, ne m’intéressait pas vraiment. Les cours glissaient sur moi, comme de l'eau sur du verre. Les professeurs parlaient, mais leurs paroles ne m’atteignaient jamais. J’étais là, dans la classe, mais je n’étais pas vraiment là. Je m’ennuyais déjà. Saint-Martin n’était qu’une étiquette qu’on me collait, un nom pour me tenir dans un cadre.

   Mais moi, j’étais ailleurs. Je faisais des photos pendant les cours, pour oublier où j’étais. Je toussais quand je déclenchais, pour étouffer le bruit de l’obturateur. Je n’avais pas peur de prendre la photo, juste peur qu’on me confisque mon appareil.

    J’habite : « en fasse la gare d’Herblay. » c’est comme cela que mon père s’exprimait. Parfois, quand je ne fais pas attention, il m’arrive encore de parler ainsi.
À Saint-Martin, j’avais honte de mon père.
J’avais honte quand il venait me chercher avec la dépanneuse du garage, son bleu de travail tâché. J’avais honte. Les internes portaient un pantalon gris, un blazer bleu marine avec l’écusson de l’école : un Saint-Martin, coupant en deux son manteau avec sa grande épée…pour donner aux pauvres. Le partage n’était que sur les écussons. La rivalité externe / interne, elle, était entretenue avec compassion par les Oratoriens.
Aujourd’hui, j’ai honte d’avoir eu honte.

Gare d’Herblay deux minutes d’arrêt.
    Le maire veut maintenant que l’on dise Herblay-sur-Seine, ça fait plus chic. À l’époque, ce n’était qu’une banlieue ordinaire. Presque la campagne. Aller seul à Paris me faisait un peu peur. Didier Beauvalais, un externe comme moi m’a accompagné.Je ne sais plus pourquoi nous avions choisi Notre-Dame. Sans doute parce que je voulais photographier les gargouilles avec mon Canon tout neuf. Un beau sujet de photo club !
    Au collège, j’avais monté un labo photo. J’étais le seul membre, en quelque sorte, et c’était très bien comme ça. Le temps se diluait dans l’acide et les révélateurs, dans l’eau qui baignait les papiers. Les images apparaissaient lentement, comme des souvenirs qui se forment à peine, comme si chaque chose que je voyais devait d’abord être oubliée avant de réapparaître. L’école m’ennuyait, mais la chambre noire, elle, me donnait une sensation étrange. Là, tout était possible, tout était contenu dans un silence épais, comme si les photos étaient plus importantes que tout, comme si elles résumaient tout ce que je cherchais à comprendre sans jamais y parvenir.
    Nous grimpons l’escalier de pierre. Long, usé. Arrivés en haut, la ville s’étale devant nous. Les gargouilles. Je cadre, je déclenche. Je photographie aussi les gens en bas. Changement d’échelle, Ils paraissent minuscules.
Et puis je le vois.
Un homme, seul. Un certain âge – sans doute l’âge que j’ai aujourd’hui. Il a installé un trépied, un gros appareil. Il ne regarde pas la flèche, ni les toits de Paris. Il ne s’intéresse pas aux gargouilles. Il photographie le plomb du toit.
Je m’approche, doucement. Il ne bouge pas. Il attend. L’objectif braqué sur cette surface lisse, terne.
Juste le plomb du toit. Je ne comprends pas.
Quand il part, je prends sa place.
Je cherche à voir ce qu’il a vu.
Des lettres, des dessins, des traces gravées dans le métal.
Je fais le point. Mais je n’y arrive pas, mon appareil ne me le permet pas, alors je me recule un peu. Je prends deux photos. Sans savoir pourquoi.
Il y a quelques années, en feuilletant un livre de photos de Brassaï, je suis tombé nez à nez sur ce cœur de plomb.

Franck Landron, mars 2025


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