Cubisme
Dans mon travail, il y a deux types de photographies.
Celles qu’on prend sur le vif, sans réfléchir. Instinctivement. Clic, clac, Kodak.
Et puis il y a les autres. Celles qu’on imagine. Celles qu’on rature. Qu’on attend. Qu’on construit. Comme un tableau esquissé avant d’être peint. Comme un plan d’architecte glissé dans la poche arrière. Des images qu’on fabrique.
Je suis retourné à l’atelier. Le modèle était là. Face à moi. Lumière blanche. Fond blanc. Tout était blanc. Pur. Nu. Rien que le nu. Comme une énigme éternelle. Comme un oubli volontaire. Un sujet classique. Silencieux. Nu.
Mais très vite, j’ai senti un blocage. La photo ne disait rien. Rien sur le modèle. Rien sur l’instant de la prise de vue. Rien. Clic, clac — déception.
La photographie me trahissait. Un 125e de seconde, et déjà, plus rien : rien du corps. Rien du regard. Ni fatigue, ni joie, ni doute. Une ombre, prise dans un piège de gélatine.
Je me suis retrouvé là, à me demander pourquoi je pouvais rester des heures devant un tableau, et pas devant mes propres tirages.
Mes images attrapaient un instant, oui. Mais cet instant fuyait. Il s’éteignait. Une fraction de seconde, et il glissait entre les doigts. Sans poids. Sans durée.
Alors, je suis retourné voir Picasso. Toujours lui. Je le regarde sans cesse. Picasso, c’est une drogue forte.
Brassaï disait : il fermait les yeux. Il levait la main. Il traçait. Il bougeait la feuille, traçait encore, en corps et les visages glissaient, déraillaient, se superposaient.
Tous ses portraits sont cubistes. Mais pas le cubisme de façade, figé et décoratif, que certains photographes s’appliquent à reproduire.
Le cubisme ne mène pas à l'abstraction mais à la multiplicité des points de vues. Le cubisme c'est l'inverse de l'abstraction, c'est se rapprocher du mouvement de la perspective visuelle. Celui du temps qui passe, du temps qui revient.
Comme s’il cherchait à montrer tout ce que la photo échoue à dire, qu'elle laisse dans l'ombre. Clic, clac — encore la déception. Toujours cette ombre prisonnière de la gélatine.
Aux Beaux-arts, en architecture, Otello Zavarini — le patron de mon atelier — nous répétait que le cubisme venait des architectes. Des plans. Des façades. Des coupes.
Le vrai problème, disait-il, c’était de penser la surface plane en volume. Passer de deux dimensions à trois. Bien sûr, les coupes sur modèle vivant, ce n’est pas très pratique. J’ai fini par quitter l’architecture. En architecture, même lorsqu’on se plante, quelqu’un vivra dans le bâtiment. Trop de commande, trop de responsabilité. L’erreur coûte trop cher. Je suis passé au cinéma. Vingt-quatre images par seconde. Une création collective. Quoi qu'en dise la politique des auteurs des Cahiers du cinéma.
Mais enfin, le regard pouvait bouger. Passer d’un visage à une porte, d’un rideau à une lumière. On passait des décors en volume, à la surface de la pellicule. La gymnastique restait la même : changer de dimension, voir dans l’espace.
Mais le cinéma, lui a la quatrième dimension : le temps.
C’est sans doute pour ça que, longtemps, je l’ai préféré à la photographie sans même m’en rendre compte. Mais là aussi il faut de l’argent pour que la création existe. Un scénario n’est pas un film, un plan n’est pas un bâtiment et l’argent peut être parfois tyrannique.
En photo on est seul, on peut faire ce qu’on veut et le rapport à l’argent n’est pas comparable. Mais.. la photo, elle, restait figée. Prisonnière du temps et de l’espace. Un seul point de fuite. La chambre noire. Le trou de serrure de la réalité.
Peut-être que Picasso et Braque ont inventé le cubisme pour cette raison. Comme une réponse. Une riposte aux limites de la photographie. Une manière de dire : il y a autre chose. La photo ment. Ce n’est pas la réalité. Ce n’est pas ainsi que je vois. Pendant des siècles, les peintres ont utilisé la camera obscura. On s’était habitué à voir le monde avec un seul point de fuite. En perspective. Mais il restait la main. Le temps de la main. Pas d’instantané.
Puis, au XIXe siècle, l’image a cessé de dépendre de la main. Elle est devenue chimique. La photographie est née. La réalité, figée. Fixée. Et les peintres portraitistes ont cessé de vendre. Ils sont devenus photographes.
Alors la peinture s’est vengée. Le cubisme est arrivé. Et il a dit : je vais te montrer ce que ton appareil ne peut pas capter. Je vais te faire voir l’arrière de la tête et le sourire en même temps. Le cubisme, pour rendre à la peinture ce que la photo croyait lui avoir volé. Ré-apprendre à voir. Déjà, Manet, Van Gogh, Gauguin, regardaient vers le Japon. Là-bas, on regardait à plat. Perspective inversée. Le regard centré sur lui-même. Pas de cadre. Des rouleaux, comme la tapisserie de Bayeux. Ils voyaient comme avant la camera obscura. Sans perspective. Nous, trop habitués à la perspective. On n’a rien voulu comprendre au cubisme. Une peinture de FADA.
Avec le point de fuite, c’est facile : on ne se pose pas de questions. On sait où regarder. Les Japonais, eux, quand ils ont découvert la photo, ils sont devenus fous. Ils ne se sont plus arrêtés. Ils ont tout photographié. Des cars entiers. L’appareil de leur nouvelle industrie autour du cou.
Mais revenons à nos moutons — ou plutôt à nos mérinos — ceux qu’on avait laissés pisser avec Louis XVI dans la galerie des Glaces¹. L’une des premières images de ma série "Cubiste", je l’ai faite avec un appareil argentique. Le numérique existait déjà. Mais je voulais un appareil aveugle. Un appareil qui permette de réarmer sans avancer le film. Les images se superposaient. Je ne contrôlais rien. Une silhouette sur une autre. Un regard, un profil.
Je ne voyais pas ce que je faisais. Aveugle. Je me prenais un peu pour Picasso, les yeux fermés ou presque, je photographiais.
Je faisais confiance au hasard. Ou à la mémoire immédiate. Juste le souvenir de l’image précédente.
Mais chaque photo gardait le même point de fuite. C’était la limite.
Plus tard, j’ai entamé une autre série. J’ai imprimé plusieurs images sur une même feuille. Des images décalées. En cyanotype. En platine-palladium. En pigmentaire.
Juste pour voir.
Mais ça, c’est une autre histoire.
Franck Landron
¹ "Laisser pisser le mérinos. La paresse de Marcel Duchamp", Bernard Marcadé, éd. L’Échoppe