Boris Vian me tenait par la main
Je l’avais lu comme on boit. D’un trait, d’une traite. Jusqu'à en imbiber mes cours de math. Je m’ennuyais tellement dans cette pension catho. Alors je reprenais inlassablement la démonstration de la non existence de Dieu par Vian.
Hors nous savons que : 2+2 = 4
Ce qui nous donne, après un modeste effort : (Dieux + Dieux )- 2i = 4.
Mais rappelez-vous : Dieux + Dieux = Dieux (puisqu’ils sont un, mais qu’on les multiplie quand même).
Donc : Dieux-2i = 4. On isole Dieu : Dieux = 2i+4
Mais rappelez-vous aussi que Dieux, c’était : Dieux + i, soit 2 + i
D’où : 2 + i = 2i + 4
Que les littéraires qui s’ennuient arrêtent la lecture ici pour la reprendre après la démonstration.
On simplifie (c’est un plaisir qu’il ne faut jamais se refuser) :
i - 2i = 4 - 2.
Ce qui nous donne : -i = 2. Donc : i = -2.
Les littéraires peuvent s’arrêter ici. Car i est un nombre complexe.
Mais comme nous savons aussi que i = √-1, nous avons donc : √-1 = -2.
C’est là que le prof de maths s’est penché. Son ombre a débordé sur ma page. Il n’a pas cherché à comprendre. Il a vu les signes, les équations cabossées mais il n’a rien dit. Moi non plus je n’ai rien dit. Je n’avais plus besoin de chercher Je savais ce que j’allais faire samedi soir. Il avait trouvé pour moi.
Avec la bande en terminal, on avait écrit un scénario. Titre : Artifice ! Un scénario bricolé sur nos booms du samedi. Les week-ends où on échappait aux heures de colle. La semaine, c’était la traque, la chasse au bal, la quête de la fête. On savait pourtant. On le savait très bien. On ne serait pas invités. On ne l’était plus depuis longtemps. Mais ça n’avait pas d’importance. Forcer les portes fermées, voler les nuits des autres Une chasse au vertige. Parfois il n’y avait rien. Alors on roulait. Loin. Dans le Vexin. Les champs vides sous la lune.
Stop moteur !
Silence.
Oreilles tendues. Un souffle de musique perdu dans la nuit noire. Un battement de fête comme un mirage. Alors on fonçait. On contournait les maisons. On entrait par les jardins. On devenait des princes sans couronne, des intrus magnifiques,
des passagers de la nuit.
Dans nos poches, sous nos vestes, on transportait notre talisman : un 33 Tours noir, la pochette brûlante avec Birkin offerte, 69 année érotique. Mais sur la piste de dance, celle qu’on lançait, c’était l’autre. Je t’aime… moi non plus. Et la voix montait, la voix tremblante de Birkin, le souffle coupé, les reins qui appellent :
« Tu vas et tu viens entre mes reins… »
Le reste n’avait plus d’importance. Il fallait agir vite. Inviter les filles à danser, les mains hésitantes, les yeux brillants. Avant que la porte claque. Avant que les parents jaillissent. Avant qu’on coupe le son, qu’on débranche la honte.
Mais parfois, la honte surgissait là où on ne l’attendait pas.
Une fête poisseuse. Un slow sans gloire Une fille, son souffle tiède à mon oreille,
elle me dit : Toi… t’as combien de terres ?
Un autre soir. Le bar d’assaut. Nous, serveurs professionnels. On faisait payer les invités. Hélas, on a fait payer le père du maître de cérémonie. Nobody is perfect! On a balancé l’argent sur la piste. Pluie de pièces. Pluie de billets. Fuite effervescente.Tout ça pour le souvenir. Pour l’éclat d’un instant suspendu, Vian encore et toujours.
Comme un manuel des castors juniors détraqué. Moderniser les inventions. Au Major — qui gobait les aiguilles du phono comme d’autres des pilules miracles. On avait bricolé le coup des vingt centimes, une pièce coincée dans la douille de la lumière des WC. La soirée disjonctait. On invitait les filles à finir la nuit ailleurs. La vie entière était une invention. La vie comme prétexte à vivre.
Il y avait ce copain. Sa mère, grenouille de bénitier, dévote fanatique. Au déjeuner du dimanche il y avait toujours un curé. C’est tout dire. Une semaine plus tard. Le curé, on l’a vu à la télé ! Il avait tenté d’assassiner le Pape. Intégriste.
Tout est dit.Tout est tordu. Tout est parfait.
Chez eux, des piles de soutanes repassées, lustrées, en laine qui gratte. Appel muet à la transgression. On les a dérobées. On s’est déguisés, nus sous les robes noires. Des grosses chaussettes rouges, des élastiques noirs, comme des jarretières. Notre mascarade. À cinq dans l’Austin blanche du père. Kalinka à l’arrière en maillot de bain coincé entre deux curés.
Les flics nous arrêtent, ils regardent.
Silence. Ils nous font sortir de la voiture.
Silence. Ils éclatent de rire.
Les soutanes, un hommage au Major. Le Vian noir. Pas le romantique, pas l’amoureux, de « l’écume des jours ». Soutanes retroussées, les couilles prennent l’air. Les rires, les filles, les garçons, les jardins interdits, les expulsions, les cris des mères furieuses. « Elles ne se rendent pas compte ».
Les nuits en cavale. Peu importe. On voulait l’empreinte
L’éclat. Les souvenirs. Les cicatrices du bonheur fou.
Un jour, tout ça disparaîtra peut-être. Le temps lessive tout. Mais pas encore.
L’année prochaine j’aurai 69 ans.
Année érotique. Année Erotique